vendredi 3 février 2012

Annexes : Les textes (Nerval, Freud, Artaud, Bauchau)


EL DESDICHADO



Je suis le ténébreux - le veuf - l'inconsolé,

Le prince d'Aquitaine à la tour abolie ;

Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.



Dans la nuit du tombeau, toi qui m'a consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le pampre à la rose s'allie.



Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;

J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène ...



Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.



"El Desdichado", Les Chimères, 1854.


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Le rapport de la science aux autres domaines de la pensée :

" Il est inadmissible de prétendre que la science n'est que l'une des branches de l'activité psychique humaine et que la religion et la philosophie en sont d'autres, au moins aussi importantes, où la science n'a rien à voir. De toute façon, science, religion et philosophie auraient des droits égaux à la vérité et tout homme pourrait librement établir ses convictions et placer sa foi. C'est là une opinion jugée extrêmement élégante, tolérante, large et dénuée de préjugés mesquins; malheureusement, elle s'avère insoutenable et c'est à elle qu'incombent tous les méfaits d'une représentation antiscientifique de l'univers, représentation dont elle se montre d'ailleurs, au point de vue pratique, l'équivalent. En effet, la vérité ne peut pas être tolérante, elle ne doit admettre ni compromis ni restrictions. La science considère comme siens tous les domaines où peut s'exercer l'activité humaine et devient inexorablement critique dès qu'une puissance tente d'en aliéner une partie. "
Freud        
    
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Les Nouveaux écrits de Rodez


Rodez, 12 février 1943
 Cher Docteur et ami,

Il y a dans votre offre de me prendre chez vous et de vous occuper directement de moi beaucoup plus que du désir de rendre justice à un écrivain interné contre tout droit et alors qu'aucun des médecins qui a eu à connaître de son cas n'a pu le reconnaître aliéné, il y a dans ce mouvement de sympathie humaine qui vous a poussé à me réclamer, une inspiration occulte qui vient d'en haut, je veux dire Dr Ferdière qu'elle vient de Dieu, et que c'est lui qui vous a poussé à porter secours à l'homme méconnu et repoussé des hommes que je suis. - Antonin Artaud était en effet un écrivain, un homme de théâtre et un acteur réputé et il est pour le moins étrange à première vue que son internement ait pu être maintenu plus de cinq années sans aucun adoucissement et sans qu'un mouvement de dégoût efficace n'ait soulevé en sa faveur la conscience des honnêtes gens. Il y a eu pourtant bien de l'indignation et bien des mouvements de rues et de foule en France et de par le monde Dr Ferdière qu'Antonin Artaud est interné. Il y en a eu au Havre autour de la cellule du service Pinel de l'Hôpital général du Havre où Antonin Artaud était maintenu en camisole de force et empoisonné de force à tous ses repas, pendant que les cloches de toutes les églises du Havre sonnaient et ce mouvement était mené de concert par André Breton et par l'Action Française, il y a eu à Rouen, à Sainte-Anne, et il y a eu d'innombrables rencontres sanglantes dans les rues de Paris au sujet d'Antonin Artaud pendant que celui-ci était en Ville-Évrard.
Mais ce que je veux vous dire Dr Ferdière est ceci : c'est que dans le cas d'Antonin Artaud il n'est pas question de littérature ni de théâtre mais de religion et que c'est pour ses idées religieuses, pour son attitude religieuse et mystique qu'Antonin Artaud JUSQU’À SA MORT a été poursuivi par la foule des Français. Et ici Dr Ferdière, écoutez-moi bien. Antonin Artaud au contraire de ce qu'on pu quelque fois penser de lui, était profondément religieux et chrétien. Il a été en ce monde le représentant le plus qualifié et le plus pur de la Religion véritable de Jésus-Christ dont le catholicisme exotérique n'était plus depuis longtemps la caricature éhonté. Cette Religion veut la chasteté intégrale non pas seulement du Prête mais de tout homme digne de ce nom et elle prêche la séparation absolue des sexes et l'élimination irréductible de tout ce qui peut être sexualité. Tout ce qui n'est pas chaste et qui est sexuel, hors du mariage, et DANS le mariage est réprouvé, et la reproduction humaine n'a pas lieu par l'exercice de toute immonde copulation. Antonin Artaud est mort à la peine et de douleur à Ville-Évrard au mois d'Août 1939 et son cadavre a été sorti de Ville-Evrard pendant la durée d'une nuit blanche comme celle dont parle Dostoïevsky et qui occupent l'espace de plusieurs journées intercalaires mais non comprises dans le calendrier de ce monde-ci - quoi[que] vraies comme le jours d'ici.
J'ai pris sa suite et me suis ajouté à lui âme pour âme et corps pour corps qui s'est formé dans son lit même concrètement et réellement mais par magie à la place du sien. Le véritable nom d'Antonin Artaud est Hippolyte et Saint Hippolyte fut vous le savez évêque du Pirée dans les premiers siècles de l'ère chrétienne après la mort de Jésus-Christ dont Antonin Artaud Hippolyte dans le temps a transporté le corps.
Mon nom à moi Dr Ferdière st Antonin Nalpas et à ce titre j'ai une famille sur cette terre qui me cherche et me réclame et à laquelle les pouvoirs publics français jusqu'ici ont refusé de me rendre. - Cette famille bien que sur terre est du ciel. Et c'est le Ciel dont vous venez vous même en réalité qui vous a envoyé à moi. Et je ne vous ai écrit cette lettre que pour vous demander de vous en souvenir littéralement et objectivement car en réalité ce qui est votre âme est un Ange et vous êtes un Ange de Jésus-Christ.
Antonin Nalpas

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Rodez, 17 septembre 1943
Cher Docteur et très cher ami,


Comme je vous l'ai dit avant-hier j'ai subi ces derniers temps une secousse terrible mais salutaire; et maintenant qu'elle est passée je me sens retrouver la maîtrise de moi : Si ma mémoire a été un moment atteinte, elle me revient mieux qu'avant car bien des poussières et des scories qui engorgeaient mon moi profond sont sorties de ma conscience.
Je m'appelle Antonin Artaud, parce que je suis fils d'Antoine Artaud et d'Euphrasie Artaud encore vivante alors que mon père est mort à Marseille le 8 septembre 1924.
J'ai été baptisé en Marseille le 8 septembre 1896 à l'église des Chartreux sous le nom d'Antoine, Marie, Joseph Artaud transformé en Antonin Artaud et c'est sous le nom d'Antonin Artaud que j'ai signé mes livres :
Correspondance avec Jacques Rivière
(Collection Une œuvre, un portrait, N.R.F., 1924)
L'Ombilic des Limbes
(Idem, Nouvelle Revue Française, 1925)
Le Moine, traduit et adapté d'après Lewis
(Editions Denoël et Steele, 1930)
Héliogabale ou l'Anarchiste couronné
(Editions Denoël et Steele, 1934)
Le Théâtre et son Double
(Edition de la Nouvelle Revue Française, Gaston Gallimard)
Je suis né le 4 septembre 1896, à Marseille 4 rue du Jardin-des-Plantes.
Quand au nom de Nalpas, c'est comme je vous l'ai dit, le nom de jeune fille de ma mère, qui était fille de Louis et de Mariette Nalpas, et qui est née (ma mère) à Smyrne le 13 décembre 1870. Mais ce n'est pas pour cela que j'en est parlé, et je m'étonne grandement de l'avoir fait.
Car ce nom a d'autre part des origines Légendaires, Mystiques et sacrées qui auraient exigé qu'il fût laissé dans l'ombre du point de vue où il en a été question ici.
Vous connaissez dans le Midi un endroit non loin des bouches du Rhône et qui s'appelle LES SAINTES-MARIES-DE-LA-MER. Les Saintes Maries étaient QUATRE :
Marie-Bethsabée, Marie-Galba, Marie l'Egyptienne et la Sainte Vierge Marie Mère de Jésus-Christ. Et qu'elles ont abordé là en bateau après le Supplice du Golgotha.
Or la Légende dit et cela m'a été assuré par divers occultistes réputés à Paris que le nom civil et social de l'une d'entre elles était Nalpas, Marie Nalpas.
Mais c'est tout. Et je ne sais ce qui m'a pris ici d'avoir l'idée de rappeler ce nom que j'ai au contraire toutes les raisons de respecter et de ne pas prononcer DE CE POINT DE VUE, car d'autre part c'est un nom actuellement très répandu, ma mère ayant eu 6 frères et ceux-ci une cinquantaine d'enfant et petits-enfants, etc. etc.
Je vous communique ci-inclus une lettre d'un de mes cousins Richard Nalpas pour vous rassurer de ce côté-là.
Quand à la Canne qui fut celle de Saint Patrick Patron de l'Irlande et avant Lui la canne même de Jésus-Christ parce qu'elle fut plantée, modelée, façonnée et confectionnée par Jésus-Christ, je ne l'ai eue en mains que quelques mois de mai à septembre 1937 juste le temps de la revenir aux Irlandais à qui elle avait été volée à la fin du XIXème siècle. Sa vue a soulevé les foules vous le savez mes elle a surexcité la haine de la Police française et de la Police anglaise, vous connaissez le reste.
Tout cela Dr Ferdière est bien loin, oublié en parties, parce qu'un grand nombre d'acteurs de cet effroyable drame de la canne sont morts et vous savez que ne parvenant ni à me faire empoisonner ni à me faire assassiner (cela ce sont des fait indéniables Dr Ferdière et dont vous aurez des preuves des témoignages si ce n'est déjà fait) ils ont cherché à jeter le discrédit sur ma conscience et m'ont fait maintenir interné depuis maintenant six ans.
Mais où sont-ils maintenant eux-mêmes. Quant à la Canne elle est dans les mains des Irlandais, et moi je ne suis plus qu'un écrivain qui se remettra certainement à écrire dès qu'il se sentira un peu plus heureux, ce qui lui revient ici de jour en jour et depuis quelques jours.
Une seule et dernière petite chose me manque pour achever d'entrer en possession totale du bonheur.
C'est 1° une occupation, une attribution, une fonction, quelque chose ici qui me donne la sensation d'être utile, de servir à quelque chose, d'être ancré sur quelque chose, vous trouverez certainement un travail à me donner ici et qui m'occupera quelques heures par jour correspondant à mes capacités.
2° Encore un petit peu plus de nourriture si ce n'était pas trop vous demander. Vous m'avez déjà fait donner de la purée et de la confiture et vous savez que le corps humain sait et sent ce qui lui manque et mes forces achèveraient immédiatement de me revenir.
J'ai fait demander à ma famille un peu de beurre et de chocolat avec du pain et des galettes en attendant que ma mère ait retrouvé la santé, ou que ce soit moi enfin qui m'occupe d'elle le jour heureux ou la liberté m'aura enfin été rendue.
Excusez-moi de vous avoir de nouveau importuné et croyez en l'expression de tout mon dévouement.
Je ferai ici le travail que vous me donnerez.
Dans cette attente recevez le témoignage des mes sentiments les plus sincères et les plus empressés.
Antonin Artaud
***
Paris, 8 juin 1946
Cher ami

J'ai vu Jean Paulhan et André Gide dès mon retour ici et ils me disent que plusieurs lettres que je leur est écrites de Rodez et dont je leur rappelai le contenu ne leur sont pas parvenues. Entre autres l'articles que j'avais écrit contre le Yoga et envoyé a Jean Paulhan ne lui est pas parvenu.
S'il est resté quelques lettres de moi au secrétariat de l'asile et peut-être l'article est-il parmi elles ne voudriez-vous pas avoir l'obligeance de les faire rassembler et de me les faire envoyer en bloc. Je me rends compte maintenant que je suis ici que l'opinion est disposée à accepter bien des critiques et contre l'ordre social et contre bien d'autre choses pourvu qu'elles se justifient par la langue et par le ton et je crois que les lettres de moi qui sont restées à Rodez sont dans ce cas. La séance du théâtre Sarah Bernhardt a eu lieu hier après-midi à 5 heures et ce sont les textes les plus âpres qui ont été le mieux accueillis. Et à la Radio on m'a demandé aussi de prononcer quelques paroles. J'ai dit ce que je pensais, et cela a très passé.
J'aimerai beaucoup aussi que vous retrouviez les 12 premières pages de mon livre : le surréalisme et la fin de l'ère chrétienne.
Je veux achever aussi ce livre-là.
Vous pouvez me faire envoyer le tout 23 rue de la mairie à Ivry-sur-Seine.
Merci et croyez en mes meilleurs sentiments.


Antonin Artaud

Les Nouveaux Ecrits de Rodez, Antonin Artaud, 1994

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"DICTÉE D'ANGOISSE NUMÉRO TROIS
Il y a eu des rayons, des forts, alors on sautait à cause de l'absence des parents et on tapait sur les meubles. Jasmine est venue voir, elle cherchait à me calmer mais ça faisait des rayons en plus. Elle a crié, alors on a tapé un peu sa main. Elle a cru qu'on allait la taper plus fort ... Si elle avait continué à crier le démon l'aurait fait. C'est bien qu'elle soit partie. Elle s'est sauvée en claquant la porte.
Après les rayons se sont calmés, on s'est laissé tomber par terre, on pleurait et on sifflait un air d'opéra. On voulait aller aux Roches Noires pour nager et devenir noyé. Heureusement on n'avait pas de billet ... Avant de se coucher on est allé prendre la croix qui est dans l'armoire de maman, on l'a mise sur son ventre et on a pu s'endormir. Le matin elle était par terre, pas cassée, on l'a remise dans l'armoire et on a pris le petit-déjeuner ... Alors l'île Paradis numéro 2 existait de nouveau et on a dit à Bernadette de m'enfermer dans la roulotte, pour pas qu'on aille aux Roches Noires, comme on avait envie un peu trop ... On ne veut pas, comme on sait pas nager, me noyer tout près du bord et que des enfants me trouvent sur la plage.
Fin de dictée d'angoisse."

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"Madame ... Madame ... on doit te parler, ça presse... ça presse ! Je n'ai pas pu jusqu'ici, les parents étaient là ... ils sont partis pour les courses. Je prends le bus ... toi prends le métro je te rejoins à Charenton."
Je suis stupéfaite, presque effraayée, il a dit "je" trois fois. Il insiste : "Tu viens ?
- Je viens, mais où est-ce que je te retrouve ?
- On ne sait pas Madame ... Si, je sais, tu vas au café, juste au dessus de la bouche de métro.
- Je viens. Tu seras devant l'entrée ?
- Non, Madame, à l'intérieur, là où il y a le moins de monde. Viens vite, vite, Madame ... ça presse de te parler.
- Je pars tout de suite, j'arrive."

  L'Enfant Bleu, Henry Bauchau, 2004


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